Histoire de l'Art - Tome III : l'Art renaissant by Élie Faure

Histoire de l'Art - Tome III : l'Art renaissant by Élie Faure

Auteur:Élie Faure [Faure, Élie]
La langue: fra
Format: epub
Tags: fiction
ISBN: 978-2-8247-0680-1
Éditeur: Bibebook
Publié: 1914-02-04T05:00:00+00:00


Chapitre 3

Le dernier des Bellini achevait son long travail de préparation technique et de maturation sensuelle et Carpaccio rassemblait dans un élan de verve ardente tous les éléments décoratifs et pittoresques où les grands peintres puiseront pendant près d’un siècle, au moment où la puissance vénitienne, ébranlée par la prise de Constantinople qui lui fermait l’Orient et les découvertes maritimes qui déplaçaient le centre commercial de la planète, se repliait sur elle-même pour éclater en profondeur dans l’âme de ses artistes. Venise était comme un être débordant de force et de santé à qui le besoin d’organiser sa vie contre les attaques incessantes d’un milieu difficile et d’espèces à demi barbares n’a pas laissé le temps de connaître la volupté. Dès qu’elle y eut goûté, elle s’y abandonna sans mesure, de tous ses sens trop riches de désirs et d’énergies accumulés. Elle en mourut, comme ces bêtes trop vivantes que tue l’acte de féconder. Sa mort transmit à l’avenir, en richesses profondes, les richesses extérieures qu’elle amassa six cents ans.

Giorgione, Palma, Lorenzo Lotto, Bonifazio, Basaïti, Pordenone, Sébastien del Piombo, Titien, tous élèves ou disciples de Giovanni, arrivent ensemble pour recueillir les fruits qui font plier les branches et célébrer dans une ivresse de peinture qui ne fut jamais atteinte ailleurs, en même temps que la réhabilitation de la nature matérielle où l’homme est toujours forcé de reprendre pied quand il a trop longtemps erré dans le beau désert de l’idée pure, l’agonie apothéotique de la sensualité dont le monde ancien lui avait légué la légende. Dès lors, comme des produits de la terre débordant pêle-mêle des corbeilles trop pleines et se répandant sur les chemins au rythme de la marche de ceux qui les portent, les tableaux et les fresques vont répandre dans les palais, sur les murs, dans les églises autant et plus qu’ailleurs, le récit des festins et des fêtes, des danses, des concerts dans les grands décors miraculeux, la profondeur des ciels, des forêts, des sources, le frisson des chairs nues et toutes chaudes de l’attente ou du passage de l’amour.

L’unité de sentiment, d’action, de milieu, de vie était telle que l’un d’entre les peintres de ce temps peut les définir à peu près tous. Titien contient Venise entière, des Bellini à Véronèse et même à Tiepolo. Mais Titien est plus qu’ébauché en Giorgione, né la même année que lui, mort deux tiers de siècle avant lui, et si le pieux et doux et discret Lorenzo Lotto, qui vit pleuvoir sur sa couleur, avant Véronèse, la fine cendre de Venise, a seulement recueilli quelques reflets de la surface du plus grand de ses peintres, Palma et Sébastien del Piombo, Basaïti et Bonifazio même, et jusqu’au sévère Pordenone qui fut son rival officiel, ressemblent à Titien. Ils ont tous, à un degré moins ample et moins personnel, la plupart de ses profondes qualités. D’ailleurs, ils ne se gênaient pas pour s’emprunter des idées et des images. Ils vivaient d’échanges continuels, comme les populations et l’atmosphère de leur ville. C’est aux époques d’anémie nationale que l’artiste s’entoure de retranchements.



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